Le faible doit-il endosser le tort?-B.Senouci

 


 

 

C’est peu de dire que tout cela est resté lettre morte. Au lendemain de ces déclarations généreuses, la violence s’est donnée libre cours, un peu partout dans le monde, suivant le même processus. Petit rappel : le 8 mai 1945, certes avant l’adoption de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, la France « libre » faisait donner le canon, l’aviation, la marine, le mai s milices ivres de sang, contre la population algérienne, à Guelma, Sétif et Kherrata notamment. Ce même jour, le monde « libre » fêtait la victoire sur le nazisme,. En fait, comme le notait le poète Aimé Césaire, l’atrocité du nazisme était moins l’idéologie dont il se réclamait que le fait qu’il prenait l’Homme Blanc pour cible. La fin du nazisme a permis le retour à l’ordre normal des choses, ordre dans lequel les indigènes meurent sans ostentation, sans discours. En Algérie, il n’y a pas de Vercors, pas de Mont Valérien, pas de YadVachem, pour perpétuer la mémoire de nos morts. Serions-nous  le seul peuple au monde pour qui le souci de l’entretien de la mémoire de ses suppliciés ne serait qu’un long « gémissement » ?

Peut-être pourrait-on, juste avant de les déclarer responsables de leur sort, dire que ces morts sont nous-mêmes, que nous avons collectivement subi leur supplice et que nous continuons de le porter tant qu’ils ne méritent pas un salut explicite de notre part, tant que d’aucuns s’obstinent dans le jeu mortel de la relativisation. Assortir le rappel de ces crimes d’une référence à ceux que les Arabes auraient commis eux-mêmes (lesquels au juste ?) revient à assassiner de nouveau nos morts, encore et toujours.

Je m’intéresse au vaste monde, à ses cultures,  au génie de ses peuples. Mais c’est de l’Algérie que je souffre. C’est de ne pas réussir à discerner un sens, à trouver une page dans le roman du monde dans laquelle les noms des suppliciés seraient répertoriés. J’en veux à mes compatriotes (à moi-même donc !) de ne pas faire ce qu’il faut pour les ramener à l’existence, pour construire une société qui ne connaitra plus jamais les affres de la colonisation et de la soumission.

Il y a dans notre ADN quelque chose qui nous susurre, d’une voix tantôt douce, tantôt coléreuse, que tel est notre destin, que nous sommes marqués par je ne sais quelle fatalité. Beaucoup de nos compatriotes se complaisent dans l’auto flagellation, l’auto dénigrement. Est-ce la bonne solution que d’abonder dans leur sens en défaisant le manteau culturel immémorial, par exemple en affublant de guillemets misérables la référence à une part séculaire de notre patrimoine, je veux parler de l’arabité ?

Parler des miens, je ne fais que cela depuis que j’ai appris à tenir une plume, instrument que je préfère de loin à l’insulte et à un couteau dont je ne saurais pas me servir. Il y a une nouvelle de Jorge Luis Borges, « Le Sud ». Un jeune homme convalescent sort de l’hôpital de Buenos Aires où il a failli mourir. Il retourne vers le Sud. En chemin, il rentre dans une auberge. A une table voisine de la sienne, un petit groupe d’hommes s’amuse à le provoquer. Il choisit d’abord de les ignorer. Il doit toutefois réagir quand les provocations se font plus pressantes. Il se lève. Un des membres de la bande lui met d’autorité un couteau dans la main, un couteau dont il ne saura pas se servir. Il le prend cependant et quitte l’auberge pour aller dans la rue où l’attend son futur meurtrier… La violence des faibles, un choix ? Vraiment ?

Le Vietnam est un pays industrieux. Les Vietnamiens sont très attachés à leurs traditions, qu’il ne trouve pas manichéennes ni absolutistes. Dans les familles vietnamiennes qui vivent en France, les enfants apprennent le vietnamien, avant même d’intégrer l’école républicaine, et ils ont obligation de l’utiliser dans le cercle familial. Si l’on faisait des statistiques ethniques, ils figureraient en tête des palmarès scolaires et universitaires. Les Beurs, dans leur écrasante majorité, ignorent tout de la langue de leurs parents, qui ne la leur apprennent pas, sans doute pour ne pas les « lester » d’un héritage jugé encombrant. Eux seraient plutôt à l’autre bout des classements.

S’occuper des siens, ce n’est pas jeter aux orties ce qui donne du sens au groupe, ce que nous avons en partage, ce n’est pas en défaire le fragile tissu qui, bon mal an, permet à nos compatriotes de ne pas se penser comme une communauté de hasard, même s’ils ne se conçoivent pas encore comme une communauté de destin. S’occuper des siens,  c’est avant tout les débarrasser du sentiment de honte qui les taraude depuis l’enfance.