Radicalisation de l'Islam ou islamisation de la radicalité? B.Senouci

 


 

Le FIS était un mouvement de contestation radicale, non seulement du pouvoir en place, mais aussi du mode de vie de la société. L’un de ses leaders, en décembre 1991, après le premier tour des élections législatives qu’il venait de remporter et qui ont été annulées par l’armée, annonçait aux Algériens qu’ils devaient "modifier leur habillement et leur alimentation". Avant son irruption en politique, l’islamisme avait d’ailleurs déjà remporté ses premières victoires sociétales. Il avait réussi à imposer de nouvelles normes, toujours en vigueur aujourd’hui. La généralisation du voile est son œuvre. Il y a aussi des phénomènes moins visibles. A titre d’exemple, dans plusieurs villes d’Algérie, les morts étaient naguère accompagnés au cimetière par la célèbre "Burdah"

يا ربي صلي و سلم دائما أبدا

على حبيبك خير الخلق كلهم

كلي كمي يا دودة كلي لحمي و عظامي

خلي لي غير لساني باش نقابل مولايا...

Elle a disparu, parce que décrétée "hérétique". Les processions funèbres se font désormais dans le silence. De même, la lecture collective des versets du Coran est de plus en plus contestée. Elle résiste encore mais peut-être pas pour très longtemps… En fait, tout le travail du FIS est sous-tendu par une seule préoccupation : la simplification à l’extrême de la pratique religieuse, simplification obtenue en la débarrassant de ce que les islamistes tiennent pour des "innovations haïssables", y compris quand elles datent de plusieurs siècles !

Cette période a vu les rangs du FIS gonfler d’une manière démesurée. Les premières cohortes étaient formées d’anciens délinquants, porteurs d’une histoire lourde de violence. Leur adhésion au FIS ne s’est pas faite à l’issue d’un long chemin initiatique de découverte de la religion et de son message spirituel. N’ayant rien abdiqué de leur penchant pour la violence, ils ont trouvé en fait dans cette nouvelle voie l’occasion de lui fournir un exutoire, tout en faisant l’économie du long chemin vers une rédemption véritable. Beaucoup d’entre eux, tout en le reniant du bout des lèvres, évoquent encore aujourd’hui avec une pointe de nostalgie un passé de beuveries, de trafics, de vols, de bagarres, un passé sans morale. S’ils ont adhéré à l’idéologie islamiste, c’est en raison de la violence dont elle était porteuse. Des deux termes, c’est la violence qui est le préalable et non l’Islam. C’est donc bien d’une islamisation de la violence qu’il est question.

D’autres mouvements islamistes ont tenté de contester le leadership du FIS. Ces mouvements étaient dirigés par des leaders qui ne manquaient pas de charisme. Le plus illustre d’entre eux, feu Mahfoud Nahnah, avait tâté de la violence (et de la prison !) avant de se rallier à une stratégie pacifique. Tous ont globalement échoué dans leurs tentatives de supplanter le FIS… L’Islam confrérique, expression traditionnelle de la religion dans la société algérienne a certes pâti de sa proximité avec le Pouvoir. Il a pu résister toutefois à la déferlante islamiste et maintient encore aujourd’hui un pôle fragile de paix et de bienveillance. On peut encore (de moins en moins !) chanter les poèmes de Sidi Boumediene en version andalouse dans les concerts ou sous forme de superbes litanies reprises en chœur dans les veillées.

L’adhésion au FIS présentait l’immense avantage de ne comporter aucun examen de passage. Les recrues n’étaient pas astreintes à une quelconque rééducation religieuse. Il leur fallait simplement faire acte de détermination et de fidélité. On ne leur demandait pas de se défaire de leur pulsion de violence. Bien au contraire, elle était bienvenue dans un mouvement dont le principal atout était l’effroi qu’il inspirait.

Des jeunes gens apparemment sans histoires ont eux aussi rejoint le FIS. Dans le climat de l’Algérie en ruine de la fin des années 80, le désespoir les poussait vers ceux qu’ils percevaient comme étant les plus à même de renverser un régime honni. C’était aussi un moyen pour une génération sans repères de retrouver du sens, même si ce sens prenait une forme brutale.

De nos jours, en Europe, c’est dans les banlieues du déclassement, peuplées de jeunes en déshérence, sans horizon, porteurs de blessures intimes reléguées dans une sorte de trou noir de la mémoire, que s’est construite la figure de l’archétype du jeune terroriste. La violence contenue a trouvé un exutoire dans un retour imaginaire à un Islam largement fantasmé, réceptacle de toutes les frustrations accumulées. Les banlieues d’ailleurs n’en ont pas le monopole. Au sein de villes et de villages bien propres, ignorants des mixités culturelles, s’est forgé aussi un désespoir muet, insidieux, produit de l’absence d’horizon, de l’atmosphère de fin de cycle dans laquelle baigne le monde. C’est de ces lieux en apparence si paisibles que proviennent des jeunes gens aux yeux clairs qui optent pour une conversion express, se résumant souvent à une barbe clairsemée et une ample gandoura : ils partent en quête d’un sens absent dans le fol espoir de le débusquer dans le fracas d’une horreur apocalyptique. Il est vain de leur opposer la "douceur" d’un mode de vie que figure en raccourci une bière fraîche sur une terrasse un soir d’été. A l’hédonisme morose, dépouillé de toute spiritualité, que leur propose la société, ils opposent un autre oxymore, celui des fascistes  espagnols : viva la muerte !