Sage et patient,le fruit se penche.B.Senouci

 


La réalité est bien moins belle. Le sort réservé à des populations innocentes, soumises par la force à un ordre colonial, synonyme de massacres et d’acculturation, voire réduites en esclavage, témoignentde la férocité qui a été la marque de cette "geste héroïque". Les généraux qui ont conduit les corps expéditionnaires chargés d’annihiler les forces qui s’opposaient aux vues de la France, ne se cachaient même pas des abominations qu’ils commettaient. Les carnets de Bugeaud, mais surtout les Lettres de Saint-Arnaud, ne laissent aucune place au doute. A propos de ces lettres, la famille du Maréchal a pris la précaution d’en censurer les plus atroces. Quand on lit ce qui reste, on a bien du mal à imaginer le contenu de celles qui ont été cachées… Par ailleurs, François Maspero, dans son excellent ouvrage paru aux éditions de la Casbah, L’honneur de Saint-Arnaud, montre que ces pudeurs ne sont que de façade. La lettre où le général déclare qu’il ne fera pas la "bêtise" de faire un rapport sur une enfumade dont il s’était rendu coupable figure bien dans le recueil, preuve qu’il ne craignait pas que son honneur fût  terni par cet "incident"…

Ces faits sont-ils passés inaperçus des citoyens français "innocents" ? Non, certes. Mais ce"troppeu de mémoire"a réussi à imposer un quasi-oubli, avec la complicité des acteurs sociaux qui ont intériorisé un "vouloir-ne-pas-savoir" à l’efficacité redoutable.L’orgueil s’en mêle aussi, comme le rappelle la maxime de Nietzche :“J’ai fait cela”, dit ma mémoire. “Impossible !”dit mon orgueil, et il s’obstine. En fin de compte, c’est la mémoire qui cède.

En France, il y a une forte minorité porteuse de cette mémoire ensevelie. Immigrés issus du Maghreb, d’Algérie notamment, d’Afrique, d’Indochine, ils viennent des territoires dans lesquels s’est illustrée la férocité des élégants généraux en gants blancs. Ils sont restés silencieux et tu dans le secret des HLM de banlieues obscuresla mémoire d’un passé de soumission, d’indicibles souffrances, espérant que le silence finirait par avoir raison de ce fardeau mémoriel et permettrait à leur progéniture de grandir et de prospérer au sein de leur nouvelle patrie, quitte à endosser le récit dominant.

Ça ne s’est pas passé ainsi. Les enfants d’immigrés, aussi bruyants que leurs parents étaient discrets, ont mis sur le devant de la scène les mécomptes du passé. Ils l’ont fait de manière d’autant plus éclatante qu’ils ont établi une sorte de continuum entre leur situation, notamment l’exposition à des discriminations insupportables, et celle que leur patrie avait imposée à leurs aïeux. Il y a donc cohabitation de mémoires antagoniques. Cette situation, grosse de dangers, ne peut se résoudre que par un changement radical de la matrice qui a produit la colonisation et l’esclavage, et par l’intégration de la mémoire de ces crimes dans le roman national français.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que la société française n’en prend pas le chemin. La classe politique traditionnelle a choisi de privilégier sa survie en organisant un barrage contre la déferlante du Front National, désigné comme raciste et ennemi de la République. C’est ainsi, notamment, que les socialistes se sont sabordés pour permettre à l’ineffable Estrosi de supplanter le Front National en Provence. Estrosi, bouclier contre le racisme ? Il n’y a pas assez de place dans cette chronique pour accueillir le florilège de déclarations racistes de ce personnage qui se targuait de "combattre ceux qui combattent le racisme". Des arrangements d’appareil plutôt que des réponses aux douloureux questionnements de fond, voici la réponse politique à la lente dérive de la France. Le Premier Ministre a clairement fixé le cap en interdisant par avance la recherche des racines de la violence qui a frappé son pays en janvier et en novembre 2015. Peut-être pressent-il que les remises en cause que pourrait induire une telle recherche menaceraient la société d’explosion. Il oublierait dans ce cas que l’autre terme de l’alternative, le déni, est la pire des réponses à une menace existentielle.

Sage et patient, le fruit se penche,

Qui bientôt va quitter la branche,

Sans un regret, sans un soupir,

Dans la beauté furtive du soir

Tennessee Williams, La Nuit de l’Iguane