Memoire(s) histoire(s) Oubli(s)-B.Senouci

 


Les trois pôles d’accès au passé sont donnés par le triptyque "mémoire, histoire, oubli" qui donne le titre du très stimulant essai de Paul Ricœur, paru en 2003 aux éditions du Seuil. En opposition avec la théorie dominante qui cantonne la mémoire à la prétention de fidélité et l’histoire à la quête de vérité, l’essai avance une thèse audacieuse qui fait de la mémoire la matrice de l’histoire. Cet essai, né d’une réflexion sur les problèmes relatifs aux liens entre mémoire et histoire, est une réponse "aux troubles suscités par l’inquiétant spectacle que donnent le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et des abus de mémoire et d’oubli".

Les trois types d’abus énoncés par l’auteur sont : la mémoire empêchée, la mémoire manipulée, et la mémoire obligée.

Lamémoire empêchée concerne la difficulté de se souvenir d’un traumatisme. Dans l’idéal, un tel souvenir nécessite le recours à un travail de mémoire, qui passe par un travail de deuil, afin de pouvoir tendre vers une mémoire apaisée, et vers une réconciliation avec le passé. Le lien avec le sinistre épisode de la décennie noire est facile à établir.

Dans le cas dela mémoire manipulée, l’auteur fait référence aux manipulations idéologiques de la mémoire, mobilisée par les détenteurs du pouvoir pour asseoir leur domination et légitimer leur autorité. L’histoire officielle est ainsi unemémoire imposée, au sens où c’est elle qui est enseignée, "apprise, et célébrée publiquement". En Algérie, il y a en plus une dimension schizophrénique. Pendant que nos livres d’histoire racontent la version apocryphe de la mort de Abane Ramdane, un débat public est ouvert sur les circonstances de son assassinat commis par ses compagnons, débat auquel participent des membres de ce même régime qui est à l’origine de la fable officielle.

La mémoire obligée interroge la notion de "devoir de mémoire", notion qui fait intervenir l’idée de dette à l’égard de ceux qui nous ont précédés. Nous avons ainsi l’obligation de nous souvenir des traumatismes subis par nos aïeux, enfumés, emmurés, acculturés. C’est notre fardeau et notre dette. Ricœur, conscient du danger que la mémoire vienne occulter l’histoire, précise que "L'injonction à se souvenir risque d'être entendue comme une invitation adressée à la mémoire à court-circuiter le travail de l'histoire. Je suis pour ma part d'autant plus attentif à ce péril que mon livre est un plaidoyer pour la mémoire comme matrice de l'histoire (…). Il se pourrait même que le devoir de mémoire constitue à la fois le comble du bon usage et celui de l'abus dans l'exercice de la mémoire"

Le pardon constitue la dernière étape du cheminement de l’oubli, vers l’horizon d’une mémoire apaisée. Ricoeur prend soin de distinguer deux sortes d’oubli. La figure négative, source d’angoisse, est "l’oubli par effacement des traces". La politique de concorde nationale qui a imposé l’amnistie-amnésie au lendemain de la décennie noire en est une illustration. La figure positive est l’oubli de réserve, qui renvoie à l’idée freudienne de l’inoubliable. L’oubli de réserve, source de plaisir, permet le retour de souvenirs heureux que l’on croyait perdus.

L’œuvre de mémoire est évidemment dirigée contre l’oubli par effacement des traces. L’amnistie constitue pour Ricœur une forme d’"oubli commandé et institutionnalisé". Il s’agit d’un "déni de mémoire qui éloigne en vérité du pardon après en avoir proposé la simulation", une injonction de l’État à "ne pas oublier d’oublier".  Le prix à payer est lourd, car la mémoire collective est privée de la crise identitaire salutaire qui permettrait à la société concernée d’effectuer une réappropriation lucide du passé et de sa charge traumatique, en passant par un travail de mémoire et un travail de deuil, tous deux guidés par l’esprit de pardon. L’oubli, selon Ricœur, a une fonction légitime et salutaire, non pas sous la forme d’une injonction, mais sous celle d’un vœu. S’il devoir d’oubli il y a, ce n’est pas "un devoir de taire le mal, mais de le dire sur un mode apaisé, sans colère"

Le pardon apparaît alors comme "l’horizon commun d’accomplissement" de la mémoire, de l’histoire et de l’oubli. Il n’est pas acquis mais il est de l’ordre du vœu, de l’idéal vers lequel tendre. C’est dans le cadre d’une mémoire apaisée, débarrassée de l’idée de vengeance, que la politique peut s’exercer. Une société ne peut pas rester indéfiniment en colère contre elle-même. Ce n’est que par un travail de deuil, guidé par l’horizon de réconciliation avec le passé, et par l’idéal du pardon, qu’une société est à même de se séparer définitivement du passé, afin de faire place au futur.