Le Japon et nous-Brahim.Senouci

 

Sous nos latitudes, les dynasties ne sont pas de droit divin, mais de droit familial. Nos dirigeants accèdent au pouvoir par des voies obscures et leur principale préoccupation est de s'y maintenir. Même malades, mutiques, aphasiques, ils ne se résignent pas à abandonner une fonction qu'ils ne sont plus capables d'assurer. Lorsque la mort étend son ombre sur leurs têtes, ils n'ont rien de plus pressé que d'introniser un de leurs descendants. Songeons aux tentatives de Moubarak ou de Kaddafi pour imposer leurs rejetons comme successeurs.

La conception même du pouvoir est particulière. Ceux qui l'occupent ne se sentent tenus par aucune contrainte, par exemple celle d'assurer l'éducation, le logement, le suivi sanitaire de leurs administrés. Bien au contraire, ceux-ci sont perçus comme une gêne, un fardeau. Pour prévenir les risques de rébellion, le recours est, soit de faire donner la troupe, soit de distribuer quelques menues prébendes. Le plus souvent, hélas, la population se prête au jeu et se comporte elle-même en prédatrice des biens publics. Le plus sûr moyen de garantir sa pérennité pour un régime de cette nature est en effet de corrompre sa propre population.

Serait-ce donc une fatalité que de n'avoir le choix qu'entre le silence et l'exil, intérieur ou extérieur, et l'"adaptation" au modèle dominant et la participation, avec ou sans états d'âme, à la grande braderie de la Nation ?

Il y a bien une troisième voie, la moins commode sans doute. C'est le refus obstiné de toute compromission, le rejet de toute tentation d'accélérer le cours des choses ou d'obtenir des faveurs indues en glissant un billet au bon endroit et au bon moment. Tout le monde en Algérie se plaint de la corruption et tout le monde, ou presque, la pratique. Elle s'est tellement banalisée que des imams l'ont "halalisée" par un tour de passe-passe consistant à remplacer le mot "tchipa" par le mot "cadeau".

Après le terrible tremblement de terre de Fukushima, les Japonais manquaient de tout, de nourriture, de médicaments, d'eau… Des camions-citernes leur fournissaient des jerricans d'eau, disposés sur le sol. Chacun venait se servir, à hauteur de ses besoins. Celui qui n'avait besoin que d'un jerrican n'en prenait qu'un, celui qui avait besoin de plus prenait plus… Le plus frappant dans cette foule, c'était l'absence totale de toute suspicion. Personne n'imaginait qu'un compatriote puisse tricher en pareille circonstance.

Une telle scène est-elle imaginable chez nous ? Certes, les catastrophes, comme les inondations de Bab-El-Oued ou le séisme de Boumerdès, ont donné lieu à des scènes de courage et de dévouement extraordinaires. A Bab-El-Oued, des jeunes sachant à peine nager se sont jetés à l'eau pour sauver des vies. A Boumerdès, des volontaires ont afflué de tous les coins d'Algérie pour venir gratter la terre avec leurs ongles, dans l'espoir de retirer quelques vivants des décombres. Mais il ne faut pas occulter la part de la malversation, de corruption, qui a permis ces tragédies, les immeubles construits à la diable ici, l'absence d'entretien des systèmes d'évacuation des eaux là.

Ces mêmes jeunes pourraient très bien vendre des appartements dans des immeubles qu'ils savent dangereux sans avoir l'impression de violer la morale. La norme, en Algérie, c'est la disjonction qui s'opère dans les esprits entre l'attitude individuelle et le constat collectif. Tous, nous nous croyons innocents et nous continuons à alimenter la corruption de nos minuscules lâchetés quotidiennes, tellement minuscules que nous les croyons inoffensives. Quel mal y a-t-il à obtenir un passe-droit pour une consultation médicale, un logement, l'ajustement à la hausse d'une note d'examen ?

Eh bien oui, il y a un mal. Ce sont ces petits arrangements avec l'honnêteté qui assoient les régimes les plus corrompus. Les choses changeront si nous changeons, si nous cessons ce jeu aussi stupide qu’hypocrite qui consiste à accuser la terre entière d’être la cause de nos malheurs, tout en continuant à alimenter la noria de notre malheur…