Comment réparer les outrages...A.Khelil

 


 

                         LE « PONT DE LA CONTINUITÉ » DE NOTRE MÉMOIRE !

Mais à qui incombe la faute ? Qui sont les dépositaires de notre mémoire ? À qui est confiée la tâche de « gardien du temple » ? Oui ! « Si tu veux savoir où tu vas, souviens-toi d’où tu viens », dit un proverbe bien de chez-nous ! Mais comment le savoir si notre histoire est biaisée, triturée, falsifiée ou tronquée à outrance selon le bon vouloir et la volonté des uns, au mépris du désappointement et du regret des autres ? Oui ! Il est injuste de ne considérer notre peuple seulement comme un ventre à entretenir, et réduit par mépris à une  simple fonction digestive! Il est certes une conscience endormie, mais à dessein, par le biais de la folie du « foot » quitte à lui acheter une équipe chèrement payée et gâtée à l’extrême, ou par tout autre subterfuge trouvé et entretenu par calcul d’esprits malins, alors qu’il se doit d’être absolument éveillé à l’instar des autres ! Sinon, il est à craindre qu’il soit « écrasé » par le « TGV » de la mondialisation. Pour s’être exclu par lui-même, en s’y plaisant  à se laisser dorloter, après qu’on ait dit de lui, qu’il ne doit son salut qu’à l’État providence, aucune place ne lui sera donnée. Que non ! Il faut tout au contraire le booster, car le monde appartient à ceux qui savent réagir rapidement. Alors ! Cessons nos jérémiades et employons-nous à réparer les outrages de l’oubli, en créant cette indispensable courroie de transmission de mémoire, de génération en génération pour inscrire la dynamique de notre société dans la voie du progrès, de l’honneur et de la dignité. Cela est d’autant plus impératif, que nonobstant tous les efforts consentis en matière de réalisation de projets d’infrastructures et d’équipements aussi importants, aussi prestigieux et colossaux  qu’ils-soient, c’est au rétablissement de ce « pont de la continuité » que tient la réussite de notre dynamique de développement durable, et la résurrection de notre État-nation comme l’avait pensé et amorcé notre émir.

De 1832 à 1847, soit en l’espace de 15 ans, il n’eut qu’un peu plus de 4 années de paix et de répit pour mettre en place les structures de son État. N’est-ce pas là chose formidable, que ce tour de force réussi ? À vous mes amis (es) qui désespérez de voir notre pays gouverné selon les standards des pays dits civilisés, sachez que nous fûmes déjà au milieu du 19ème siècle, cet embryon d’État-Nation organisé à partir d’un gouvernement de (18) Nazaras « ministres »  nommés parmi l’élite de l’époque, les érudits et les hommes de savoirs. L’émir disposait aussi de (8) provinces, assimilables à des régions : Mascara, Tlemcen, Miliana, Médéa (Titteri), Bouira (Bordj Hamza Djurdjura), Sétif (Majana), Laghouat (Sahara occidental) et Biskra (les Zibans). Chacune d’elles était subdivisée en Aghaliks dirigés par des Aghas (walis). Chaque Aghalik regroupe un certain nombre de tribus avec à la tête de chacune d’elles, un caïd et avec à la tête de chaque douar ou arch, un cheikh. Le Khalifa, en quelque sorte, celui qu’on peut qualifier dans le jargon d’aujourd’hui, de « gouverneur » ou de « wali régional » était assisté par un conseil consultatif local, ce prolongement du conseil central. Il mit aussi en place un service des impôts « l’Ochor », entretient une armée régulière et un corps diplomatique fait d’envoyés et de consuls … Il faut savoir qu’en Europe, les régions n’existent que depuis 1949 avec la création de la RFA (Lander) et qu’à partir de 1956 en France. C’est dire que l’émir était très en avance sur son siècle !

Pour avoir été ce grand stratège militaire, cet homme d’exception reconnu de ses ennemis aristocrates, officiers de cette prestigieuse école de Saint-Cyr qui l’ont harcelé et combattu tout au long de ses (15) années de résistance, et ce visionnaire de l’organisation  territoriale, l’émir tenait sa notoriété et son prestige, de sa grande culture nourrie par sa bibliothèque composée de manuscrits arabes les plus rares, évalués à 5000 livres qu’il perdit lors de la prise de sa smala, le 16 mai 1843. Voilà un exemple tiré de notre Histoire qui devrait éclairer notre présent, à un moment crucial où la solution à la sortie de crise doit passer par la bonne gouvernance territoriale, la décentralisation et l’émulation régionale qu’elle sous-tend, où le rôle de l’ tat doit-être limité à la fonction régalienne de régulation pour veiller à l’égalité des chances à travers l’ensemble du territoire… Si cela a marché tout au long de ces années de résistance qui font référence à ce qu’on appelle de nos jours « l’état d’exception » en cette période de guerre contre la France coloniale, c’est que la probité, l’intégrité morale, la compétence et l’exemplarité étaient présentes chez l’émir et son gouvernement ! N’est-ce pas là, une source d’inspiration pour ceux qui peinent aujourd’hui à trouver des solutions pour la conduite des affaires publiques, en voulant faire d’élus pour la plus part parachutés et cooptés sans compétences aucune parce que mal choisis, des managers de la dynamique d’auto-développement, alors que n’ayant su  jusque là, que « travailler » à gaspiller les ressources du pays et les deniers publics ?

Force est de constater que les décideurs n’ont pas encore saisi correctement la portée stratégique de la gouvernance territoriale, en tant qu’élément déterminant dans la gestion des affaires publiques, et de catalyseur d’une économie-territoire adaptée à chacune de nos régions, ces espaces géoéconomiques pertinents de solidarité et de complémentarité. Si cela n’a pas été compris après plus d’un demi-siècle d’indépendance, c’est que forcément, nous ne sommes pas à la hauteur de ce « pays-continent » qui nous a été légué par nos ancêtres et leur bravoure, au prix d’une longue sédimentation de luttes séculaires ! Géré très souvent avec amateurisme pour le grand malheur de notre progéniture, le territoire n’est plus cet emprunt aux générations futures, puisqu’en grande partie détérioré, en l’absence d’une authentique politique d’aménagement durable de notre territoire. Oui ! Sans la résurrection de l’État-nation articulé autour d’une économie-territoire adossée à une organisation plus efficiente, comme celle qui a prévalu du temps de l’émir, mais nécessitant une adaptation au contexte actuelle de notre jeune république,  tout ce qui aura été fait, n’est que béton coulé, terres agricoles détournées de leur vocation et bitume étalé sur des espaces de vie où évolue une population, sans partage de mémoire assumée et par conséquent sans consensus, pour aller se cogner in fine, contre le mur de l’échec et de l’oubli.

Combien même la question de la mémoire et si importante, que vous trouverez encore, quelques esprits crédules qui vous diront que de nos jours, on peut se fier à nos bibliothèques et à nos archives pour alléger le travail de notre mémoire et qu’on n'a qu'à consulter dossiers, livres, photos, films et vidéos pour se la rafraîchir. Ceci est bien sûr, vrai dans l’absolu. Mais encore faut-il qu’on eut été familiarisé dès l’école primaire à l’apprentissage des fondamentaux  que sont : la lecture et l’écriture, auxquels s’ajoutent la maîtrise du calcul et des sciences et le respect de l’autorité du maître, c’est-à-dire, ces quatre ingrédients qui font  la « recette » réussie de base de la vie saine en société, à partir des valeurs communes de civilité. Oui ! Sans l’inoculation du « virus » de la lecture, de l’écriture auquel il faut ajouter la fréquentation des théâtres, des musées et des cinémathèques,  ces espaces culturels essentiels à l’éveil de toute société (comme il en existait durant les années 70), à la formation de son esprit critique et à son émancipation, aucune mémoire ne sera convenablement construite.

Elle ne peut l’être que par bribes disparates et incomplètes, d’où la constitution d’une mémoire discontinue et inintelligible aux esprits non initiés au décryptage des évènements et à leur lecture. Nous serons alors toujours dépendants de la consommation d’une Histoire censée être la nôtre, mais écrite pour nous pour ne pas dire contre nous par les autres selon des prismes déformants, pour mettre en valeur, pour ce qui concerne notre rapport à la France coloniale par exemple ; son « action civilisatrice » sans daigner se repentir pour les crânes de nos résistants déposés dans un musée tel un butin de guerre, pour les enfumades, pour l’emmurement et la déportation en Calédonie de milliers d’algériens révoltés, pour avoir été tout simplement spoliés de leurs biens et touchés dans leur dignité. Et s’il est tant nécessaire d’emprunter la voie de la lecture critique et de l’écriture objective, c’est qu’on se rend compte que la transmission orale de bouche à oreille et de génération en génération est si fragile, que les éléments racontés sont vite oubliés. C’est dans ce contexte que vient après l’oralité, la nécessité d’écrire comme souligné par cette citation célèbre : les mots s’envolent tandis que les écrits demeurent « verba volant, scripta manent ». C’est pourquoi, les jeunes générations doivent apprendre à écrire, à lire, à compter et à être respectueux envers leurs enseignantes et enseignants, si leurs parents souhaitent que leurs enfants  accèdent mais sans passe-droit ou triche, au cycle secondaire. Cette obligation inscrite dans la nature des choses sans laxisme, pose  la question de la réforme de l’école qui se doit d’être réussie, en faisant de cette règle, un principe immuable et non négociable.

Oui ! À moins d’être des « manchots », nous sommes en mesure de faire plus d’efforts pour créer nos œuvres littéraires. Nos contes et nos fables peuvent être rassemblés dans des livres et des CD-ROM, au même titre que les contes de Perrault et les fables de La Fontaine. Les poésies populaires du « chi’r el melhoune », les « kassidates » de notre musique et les berceuses de nos grand-mères peuvent être recueillies à titre d’œuvres poétiques et culturelles majeures. Actuellement il n’est plus question de transmission orale de génération en génération dans les demeures d’autrefois autour d’un « kanoun ». Le gaz, la télé, les cités dortoirs et l’éclatement de la cellule familiale sont passés par là, modernité oblige ! L’écriture outil de base, apparaît alors comme une nécessité extrême. Elle permet d’appendre, d’informer et de garder la mémoire vive. Cela nous donne cette possibilité de comprendre notre propre histoire, en cherchant à savoir d'où nous venons, ce que sont nos valeurs et notre véritable identité.

De même que face à l'insécurité culturelle grandissante, il y a urgence à reconstruire un imaginaire commun pour toutes les algériennes et tous les algériens, en regardant l’Algérie plurielle plus comme une richesse, que comme une source de division. Et quand chacune et chacun de nous se sera retrouvé (e) dans ce patrimoine commun, nous pourrons alors réaliser notre objectif du vivre-ensemble, cette chose merveilleuse qui constitue le meilleur garant de la cohésion et de l’unité nationales … Le monde évolue, la science progresse à toute allure et ne cesse de mettre la lumière sur des zones jusque là obscures apportant ainsi les solutions aux divers défis auxquels l’humanité fait face. Les nouvelles technologies,  rapprochent jours et nuits les locataires des cinq continents et rendent plus facile la vie de l’homme, la planète terre étant transformée en une sorte de village. C’est la mondialisation dont nulle personne  ne peut s’en passer aujourd’hui, de par son interdépendance avec les autres. Le souvenir doit être utilisé pour amener les personnes à dialoguer ensemble de façon constructive. Oui ! Comme le dit Orhan Pamuk, romancier turc et prix Nobel de littérature : «  l’histoire peut servir de boussole. Nous l’utilisons pour nous orienter dans le temps. Elle nous permet de donner un sens au temps et aux souvenirs individuels et collectifs.»Il faut comprendre par là, que l’Histoire et la Mémoire d’un pays se colorent d’une teinte mystique. Cela nous aide à tenir le gouvernail de notre vie, et détermine notre destin. C’est cet enseignement qu’il faudra retenir comme ligne de conduite, pour engager l’avenir…

ET SI L’ON ACHETAIT LE CHÂTEAU D’AMBOISE !

En décembre 1847, après avoir été abandonné par ses alliés en Algérie d’abord, et trahi par ceux chez qui il était allé chercher refuge au Maroc, l’émir Abd el-Kader et ses proches, se retrouvent complètement cernés au col de Kerbous, près de Sidi Boudjenane dans la daïra de Bab-el-Assa (Wilaya de Tlemcen) tout près de la frontière algéro-marocaine, par deux détachements de deux cents spahis (cavaliers indigènes et étrangers au service de l’armée française) déguisés en burnous blancs pour tromper sa vigilance. Alors qu’il s’est aperçu du subterfuge, il avait parfaitement compris qu’il exposait à une mort certaine ses compagnons, et surtout les femmes et les enfants. Comme signalé dans mon article : « le jardin d’Orient du château d’Amboise ; ilot d’accueil ou d’oubli d’un pan de notre Histoire ? » paru dans le Quotidien d’Oran, du 10 novembre 2016, l’émir accepta de déposer les armes, à la seule condition de pouvoir s’exiler au Moyen-Orient avec les siens… Cette promesse lui en avait été officiellement faite par le quatrième fils du roi de France, Louis-Philippe, duc d’Aumale.

Mais après une traversée très éprouvante, ce n’est pas en terres d’Orient qu’ils débarquèrent comme promis, mais en France où ils seront enfermés sous bonne garde près de cinq longues années à Toulon, à Pau puis au château d’Amboise jusqu’à ce que Louis Napoléon Bonaparte annonce leur libération en octobre 1852. Et comme à Pau, au moment de quitter Amboise, l’émir a exprimé des mots affectueux pour la population de cette ville, à qui il a demandé de veiller sur la sépulture de ceux de ses proches qui étaient décédés pendant son séjour forcé, faut-il le rappeler. Ces années d’emprisonnement se sont déroulées dans des conditions déplorables. À Pau, cinq enfants, dont la fille et le fils de l’émir et sa nièce vont décéder. Ils seront enterrés au cimetière de Pau sur une concession de terre que l’émir acquerra pour recevoir la sépulture de ses enfants. À Amboise, 25 autres personnes, femmes et enfants y sont enterrés. Alors ! Que faisons-nous de ce pan de notre histoire occultée ? Comment réparer notre indifférence jusqu’à l’ignorance de l’existence de ces oubliés de notre Histoire en terre de France ? L’idée est venue par mon fils qui m’a dit après avoir lu l’article précédent : « et pourquoi l’État algérien n’achèterait pas le château d’Amboise pour glorifier la mémoire de ces gens humbles de chez-nous ? » Je me suis dit que voilà une manière des plus élégantes pour tordre le cou à l’Histoire de la France coloniale, en portant au panthéon de la gloire, des gens simples, notamment les femmes, ces « fourmis » du logis d’Amboise au service de l’émir et de ses compagnons, alors qu’elle a toujours refusée la repentance ! J’imaginais ces femmes à la besogne en train de rouler le couscous, de faire la cuisine, de préparer le thé, de tisser les burnous et les vêtements de l’époque et de s’affairer à bien d’autres innombrables tâches ménagères. C’était là, certainement une manière pour entretenir nos traditions et quelque peu le moral d’une communauté qui a difficilement vécu son exil en France, alors qu’habituée à la douceur du climat de son pays natal.

Pour rappel, les étrangers détiennent déjà, 5.000 des 6.540 châteaux classés : Cheverny, Chenonceau, Ussé, Villandry, ou encore le Clos-Lucé, dernière demeure de Léonard de Vinci…, nous apprend le Nouvel Observateur du 30 juin 2011. Parmi les acheteurs, figurent les ressortissants de la Chine, du Proche-Orient, des États-Unis, de la Russie, mais pas seulement. Nous apprenons aussi, que le Qatar serait sur le point de racheter une partie du château de Versailles! Oui, que çà ! L’affaire a fait scandale mais l’État français verrait dans cette opération le moyen de soulager son budget tout en assurant la préservation du Palais de Louis XIV. Le Qatar quant à lui, trouverait dans cette acquisition, l’opportunité de régler un dossier épineux dit-il : celui du transfert du nouveau centre d’entraînement de son club de football, le PSG qui est à la recherche d’un lieu pour implanter son nouveau complexe d’entraînement et de formation, afin de rivaliser avec ses concurrents milanais et barcelonais. Oui ! Tout cela que pour le « foot » !

Et nous alors ! Notre mémoire collective ne vaut-elle pas un grand coup de « nif »  qui nous coûtera moins cher que notre équipe de « foot », bien qu’elle ait consommé une grande partie de ses chances de qualification au mondial 2018 ! Les habitants de la ville d’Amboise qui à l’époque ont levé une souscription publique pour l’édification d’un monument funéraire à la mémoire des nôtres, pourraient-être sensibilisés sur l’acquisition de ce château par l’État algérien, en souvenir gardé de leur illustre hôte, et non moins prisonnier de la France officielle. Il suffira que notre diplomatie veuille bien faire preuve  de plus d’engagement cette fois-ci, en mettant en avant par exemple, l’idée d’ouverture d’une chaire d’études sur la pensée de l’émir Abd-el-Kader, en tant que précurseur des droits de l’homme et de champion du dialogue entre religions, dans la conformité du débat houleux et passionné qui secoue le monde d’aujourd’hui. Dans ce cas, la réussite de notre diplomatie serait une fierté pour des millions de nos compatriotes qui approuveront une telle dépense qui restaure leur dignité en tant que gens soucieux de la préservation de leur mémoire, et de l’image de leur pays à l’international  … Après tout, si on sait y faire dans l’achat de résidences et d’appartements luxueux pour le prestige, pourquoi pas cette fois-ci, pour la mémoire de tout un peuple ! Et quel meilleur investissement que celui-là ! N’est-ce pas !

*Professeur