Le noeud gordien algérien-suite

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Le noeud gordien algérien (deuxième partie) : des symptômes alarmants

par Brahim Senouci *& Mustapha Benchenane **

1- Au plan culturel, la confusion : Nous serions bien en peine de répondre à une question en apparence simple : « Quelle est la langue des Algériens ? ». Au sens de langue commune, il n'y en a tout simplement pas. Il y a quelques décennies, nous aurions cité l'arabe dialectal et le français. Le kabyle était pratiqué dans une partie du pays, mais ses locuteurs parlaient les deux langues précitées, de sorte que l'on pouvait dialoguer partout. L'arabisation, imposée sans débat, sans organisation, sans formation préalable, a fait deux victimes, le français et… l'arabe ! L'entreprise d'acculturation coloniale a échoué à faire disparaître l'arabe en tant que langue savante (nous reviendrons sur les raisons de cet échec dans la partie qui traite des causes). Les pouvoirs algériens ont presque réussi ! Involontairement, bien sûr… Sans doute étaient-ils mus par l'ivresse de la victoire. Associée à une notable faiblesse intellectuelle, elle a permis le déploiement d'un esprit revanchard dont la politique d'arabisation à marche forcée porte la marque. Pénétrés d'un sentiment de toute-puissance, ils n'ont jamais éprouvé le besoin de faire appel aux lumières des experts algériens qui, bien que peu nombreux, étaient porteurs d'une très réelle compétence. Ils ont ainsi fait de l'objet d'un désir populaire profond, le retour à la langue mère après le long épisode colonial, un point de rejet. L'arabe a été assimilé à ses misérables soi-disant promoteurs, à l'imbécillité de leur dictature, à leur hargne, à leur corruption. Les jeunes gens qui ont été « formés » dans cette langue sont pour la plupart incapables d'appréhender des textes littéraires de qualité. Comme mus par un sentiment de vengeance suicidaire, ils ont massacré la langue et en ont fait un sous-créole, dont on retrouve une version à peine plus élaborée dans la presse de caniveau qui a émergé depuis quelques années. Quant à l'état du français, une anthologie des enseignes de magasins en Algérie suffirait à le décrire. Le tamazight n'est pas exempt de cet abâtardissement. En bref, en matière de langue commune, les Algériens disposent d'un vade me cum de quelques centaines de mots dont certains ont une lointaine parenté avec l'arabe, d'autres avec le français ou l'espagnol.

Or, la langue est la clé de voûte, le noyau dur de l'identité d'un peuple, la maison de son être. Dans le Sud algérien, il existe des ruines de monuments romains et des vieux ksours. Ils sont couverts de détritus. En revanche, les mausolées sont très bien entretenus, toujours propres et accueillants. L'historien Ahmed Benaoum rapporte qu'après avoir interrogé les habitants locaux sur la différence de traitement entre les différents monuments, il s'est entendu répondre que les mausolées devaient leur traitement de faveur au fait qu'ils étaient habités par un « dit ». Cela nous renvoie à la Genèse : « au commencement était le Verbe ! » La dégradation de la langue agit comme une perte de substance et un facteur de violence. Dans son état actuel, notre dialecte commun ne permet pas l'échange ni le débat. Il est trop pauvre pour rendre compte de la complexité des choses et la seule issue qu'il autorise est l'insulte et l'anathème.

Symptomatique, l'afflux des propositions qui fusent de tous côtés l'est assurément, notamment de la part d' «intellectuels» qui nous suggèrent, nous enjoignent plutôt, d'abandonner toute référence à la langue savante, celle de Tarek Ibn Ziad, de Ibn Khaldoun, de Ibn Roshd, mais aussi celle du juif Maïmonide, du Persan Farid-Eddine Attar, celle que les lettrés occidentaux ont dû apprendre pour avoir accès à ses richesses propres et à celles qu'elle ramenait de Grèce, de Chine et d'Inde ? Quelle folie suicidaire que de vouloir se débarrasser de ce joyau qu'ils osent présenter comme un fardeau ? Et au bénéfice de quoi ? Au choix, proposent-ils, le dialectal, autrement dit le sabir inintelligible qui constitue le bruit de fond de nos rues, ou bien le français. Dans le deuxième cas, ce serait la signification d'un abandon total de toute ambition de reconstruire l'imaginaire blessé, mais encore vivant, qui nous a permis de nous défaire de la tutelle étrangère, et de réaliser le rêve brisé du colonialisme, celui d'une population soumise dans sa plus profonde intimité !

2- Le rapport à la religion : Pour qui se promène dans nos villes, le paysage de la plupart de nos rues donne à voir une société baignant dans une religiosité ostensible, un peu à l'image de ce qu'offrent celles d'Arabie Saoudite ou du Pakistan. Hidjabs, djellabas, kamis, tiennent le haut du pavé. Les mosquées, de plus en plus nombreuses, bénéficient d'une abondante fréquentation. Cette apparence n'est pas le gage d'une société imprégnée d'une foi profonde. En témoignent la violence des échanges verbaux, une conduite automobile totalement insoucieuse des codes, la valse des étiquettes dans les marchés, la corruption partout présente, la difficulté d'affronter les cerbères qui montent la garde aux portes des administrations, et surtout, oui surtout, cette caractéristique qui est en totale contradiction avec une des principales recommandations prophétiques, la saleté, omniprésente. Tout se passe comme si, pour la majorité de nos compatriotes, la limitation de la religion à la stricte observance des dogmes et à l'adoption d'accoutrements estampillés « islamiques », étaient suffisants pour s'affirmer musulmans. En-dehors de cela, tous les coups seraient donc permis, le vol, le mensonge, l'hypocrisie. Pire même, les valeurs humaines semblent inversement proportionnelles au degré d'ostentation de l'affichage de la religiosité. Quel violent paradoxe que celui par lequel le musulman, une fois qu'il s'est acquitté des devoirs auxquels le soumet la lettre du Coran, s'estime libéré de toute autre obligation, en particulier de celles liées à l'éthique, à la morale, à l'esprit du Livre en somme ! Quel contraste avec la société de nos aïeux, leur pratique d'un Islam serein, paisible, mais certainement pas « mou » puisque c'est cet Islam qui a été un des principaux facteurs de l'union de notre peuple et qui a lui a insufflé suffisamment de force pour l'aider à venir à bout de l'une des principales puissances militaires de la planète ! Quel contraste entre la modestie des Ramadhans d'autrefois et la frugale splendeur de leurs agapes, et l'étalage obscène de nourritures venues du monde entier qui est la norme de nos Ramadhans d'aujourd'hui.

On pourrait en dire autant de la Fête du Sacrifice. Elle est censée marquer l'entrée symbolique de l'humanité dans la civilisation, en signifiant avec éclat, sous la forme d'une intervention divine, la fin des sacrifices humains. La commémoration de cette fête se traduit aujourd'hui par un giga méchoui, sans autre signification que le fumet des brochettes qui imprègne le pays à cette occasion. Comment ne pas noter également la cacophonie des appels à la prière venant de plusieurs mosquées à la fois, amplifiées plus que de raison et se mélangeant au point de devenir incompréhensibles. Même chose lors des prières surérogatoires des tarawih durant le Ramadhan. Les sourates sont scandées à des rythmes différents, ce qui se traduit par un brouhaha sonore d'une totale confusion. Souvent, la montée de la religiosité a été attribuée à une envie de retour vers le sacré. Cela est vrai sans doute pour une partie de nos concitoyens. On les reconnait d'ailleurs à leur caractère affable, à leur dévouement, à leur implication quotidienne dans les projets solidaires, à la modestie de leurs propos, au caractère neutre de leur habillement et au fait qu'ils n'éprouvent nul besoin de prouver leur foi. Pour la majorité, hélas, leur évolution a été en fait une réponse à la violence bien réelle de l'Occident et les a conduits à épouser une version extrême, fautive, de la religion et d'en faire une arme de guerre. Il y a un troublant parallèle entre cette attitude et celle de nombreux jeunes Européens (de souche !) qui se sont convertis, non à l'Islam, mais à une justification de la violence dont ils sont porteurs, ce qui leur a permis d'y donner libre cours. Cela rappelle ces jeunes gens pâles, aux visages mangés de barbes, qui, pendant dix ans, ont plongé notre pays dans l'horreur d'une guerre absurde, paroxystique, d'une totale inhumanité. L'islamisme, nous disait-on.

C'était en effet le drapeau que brandissaient ces jeunes gens. Mais cette idéologie sévissait ailleurs qu'en Algérie. Elle était puissante en Egypte, en Tunisie, en Syrie… Elle ne s'est pas soldée par des massacres aussi nombreux ni aussi barbares que ceux que notre pays a connus. C'est donc qu'il y a une spécificité algérienne qui n'est pas réductible à la seule dimension islamiste. Alors, plutôt que de chercher ailleurs la source de nos tourments, nous devons chercher en nous-mêmes, dans notre histoire et les traumatismes qu'elle a inscrits au plus profond de notre inconscient, dans notre mal-être les racines de la violence qui a déferlé sur notre pays. Nul débat sur cette question. Pire encore, quand le terrorisme a enfin reflué, le Pouvoir a décrété une « concorde civile » qui a dédouané les meurtriers et a imposé le silence autour de cet épisode sanglant. On a ainsi imposé le refoulement du ressentiment et de la souffrance des victimes. Or, le refoulement provoque des maladies psychosomatiques et le retour du refoulé se fait le plus souvent dans la violence…

 Dans la troisième partie, toujours consacrée aux symptômes, nous traiterons de ceux qui relèvent des difficultés à « faire société », de l'opacité du pouvoir, de l'échec et de la gabegie au plan économique.

* Physicien, Université de Cergy-Pontoise

** Politologue, Université Paris-Descartes Sorbonne

Troisième partie: cliquer sur le lien suivant

   

PUBLICATION DU Pr KHELIL .2

Curieux endroit qu'a choisi le Pr KHELIL pour situer le déroulement de son histoire. Ce choix en réalité n'est pas fortuit: ce phénomène de la file d'attente révèle l'un des malaises chroniques que ressent le citoyen algérien. Pour les deux acteurs de ce roman ce lieu constitue l'observatoire idéal pour scruter, observer et sentir physiquement le resenti de ce malaise social. Le dialogue des deux amis, l'un agronome l'autre journaliste, passe en revue tous les problèmes qui empoisonnent la vie quotidienne de l'algérien. Dans l'épilogue l'auteur propose des solutions basées sur des études scientifiques qui doivent accompagner une réforme en profondeur de notre système socioéconomique et donc politique. Comme d'habitude chaque publication du Pr KHELIL constitue une nouvelle contribution positive  au débat national.A.B

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