LYALI-Brahim Senouci - page2
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Mais pourquoi donc s’est-il décidé à revenir dans ce lieu oublié, occulté plutôt, accroché à sa mémoire comme un taon assoiffé au maigre poitrail d’un mulet entravé ? Pourquoi a-t-il cédé devant l’insistance de sa mère : Mon fils, je vais mourir sans t’avoir revu ? Pourquoi abandonner la quiétude des boulevards enluminés et des immeubles à la verticalité rassurante pour retrouver ce village dévalant à la diable la face cachée d’un éperon rocheux ? Bien sûr, il apprécie de quitter de temps à autre sa bruyante solitude parisienne pour le frisson de pentes neigeuses ou la proximité d’une jungle inhospitalière que des guides obligeants rendent praticables pour les bons et pâles payeurs venus d’Europe.
Pas de guide pour lui dans le village, sinon celui du souvenir, de la répétition des petits pas de l’enfance, des drames silencieux de l’adolescence, de l’humour douloureux qui imprègne la rondeur des jours. Il appréhende la longue promenade dans les chemins poussiéreux du passé. Il sait bien que ce séjour pèsera longtemps après son retour, que des années durant, il aura du mal à retrouver l’insouciance, en fait l’ignorance du tragique, dans laquelle il s’est confortablement coulé durant ces vingt dernières années. Il a oublié, ou cru oublier, les étés acérés porteurs de tragédies, les temps suspendus, desséchés, les pentes couvertes d’orties dévalant vers des gouffres d’où nulle eau ne sourd, l’infini du silence, les nuées de mouches se repaissant des humeurs de rares et maigres vaches. Il a oublié, ou cru oublier, le parfum lourd de la poussière qui prend à la gorge le voyageur dès sa descente de l’autocar. Oubliée, la maison familiale aux murs épais, anguleux, sans la moindre prétention au charme, sans la moindre promesse de confort hormis celle de ne pas quitter l’ambiance du dehors en en franchissant le seuil. De fait, les murs sont nus, le mobilier inexistant en dehors de l’essentiel. Les lits ne s’y pavanent pas. Dès le lever du jour, perdant leur fonction d’accueillir le sommeil, les matelas sont roulés en boule, disposés les uns au-dessus des autres sur une petite table et rangés contre un mur avec coussins et couvertures. Il n’y pas de salon, de cuisine, de chambres. Il n’y a que des espaces identiques séparés par des cloisons. La fonction dévolue à ces espaces varie selon les jours. On peut se baigner et dormir la nuit dans une même pièce. On peut y préparer le repas familial ou y prendre le thé. En fait, aucun élément de la maison n’affiche une quelconque personnalité. Tous sont rigoureusement neutres. Tous sont réduits à leur plus simple expression ; pourquoi diable tel ou tel élément du décor devrait-il se distinguer ? Pourquoi inscrirait-il sa différence dans l’éternité du paysage ? A quoi servirait de mettre de la beauté dans un lieu écrasé de lumière, qui proclame la finitude de la vie et l’inanité de toute tentative humaine d’imprimer une marque durable dans une nature orgueilleuse ?
Ces masures représentaient pourtant une richesse. Chacune d’entre elles accueillait, outre père et mère, tout un peuple de brus, de bébés braillards, de grands-mères et de grand-tantes. Il aurait fallu en construire d’autres, beaucoup d’autres pour que chacune des nombreuses familles vivant sous le même toit puisse avoir son propre logement. Le gouvernement ne délivrait les autorisations nécessaires qu’au compte-gouttes, tout en construisant de rares immeubles. En dépit de leur remarquable laideur, ces immeubles étaient l’objet des rêves de tous les jeunes du village. Il fallait attendre plusieurs années pour accéder à un appartement et, surtout, à la possibilité d’un mariage que des considérations d’espace vital au sein de la demeure familiale repoussaient sans cesse. Pour le trentenaire Okacha, c’était devenu une obsession. Il se disait habité par un logement. Son imagination fertile fabriquait des histoires autour de ce thème. Il les racontait bien volontiers à condition qu’aucun doute ne s’élevât quant à leur véracité. Comme il était de plus en plus souvent moqué par ses pairs, il finit par s’adresser à un public de plus en plus jeune. Kaddour et sa bande d’adolescents constituèrent un auditoire de choix. Après les cours, ils avaient coutume de se rassembler sur les marches du collège avant de regagner leurs domiciles où les attendaient les corvées routinières. Okacha les y retrouvait pour leur livrer la dernière livraison de l’interminable feuilleton de la quête d’un toit. Un jour, il s’assit auprès d’eux et garda le silence un long moment, avant de se lancer :
« Hier soir, je traînais du côté de la pépinière. Il faisait nuit mais la lune était pleine. Un point lumineux attira mon attention. Je m’en approchai. C’était une vieille bouteille. Déçu, je m’apprêtai à la rejeter. Machinalement, je la frottai pour en enlever la poussière et là, me croirez-vous, un djinn en sortit. Il me dit d’une voix douce : « A ton service, Maître, je suis prêt à exaucer le plus cher de tes désirs. - Oh, je voudrais un appartement, un F5, non, un F6, ou un F7 si c’est possible.- Imbécile, si j’avais la possibilité de donner des appartements, tu crois que j’habiterais dans une bouteille ! » Il disparut immédiatement après m’avoir gratifié d’une gifle… »