LYALI-Brahim Senouci - page3
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Paris sous les nuages. Il a pesté nombre de fois contre le mauvais temps qui l’accueille à la sortie de son immeuble, contre le crachin qui annule la ballade, le pique-nique,
pourtant dûment prévus sur son agenda. Il y pense maintenant avec regret, une sorte d’affection. Il se souvient d’un voyage en Hollande, alors qu’il était jeune étudiant.
Il s’était réveillé au petit matin dans un autocar flottant au milieu d’un paysage de brume. Il a pensé à ces peintres qu’il avait appris à connaître en France, particulièrement à Vermeer et à sa Vue de Delft qui éveillait en lui une inexplicable nostalgie. Les vers de Verhaeren lui étaient montés aux lèvres : Le moulin tourne lentement au fond du soir, sur un ciel de tristesse et de mélancolie. Il aime bien la mélancolie, sentiment qu’il a découvert en France. Comme il trouve agréable de se couler délibérément dans cet état délicieux… ! Il y éprouve le frisson qui parcourt le corps quand on est bien au chaud la nuit sous sa couverture et qu’on entend le fracas d’une tempête dont on sait qu’elle ne nous atteindra pas. Il rencontre parfois la mélancolie au hasard de promenades automnales dans des rues sombres, habillées de crachin. Son enfance solaire s’est écoulée sur une terre sèche implorant la caresse de la pluie. Alors, c’est avec un plaisir nostalgique qu’il promène sa mélancolie d’un pas lent, offrant son visage aux mille baisers humides que dispense le ciel.
Il pleuvait aussi au village, lui rappelle sa mémoire. C’était aussi rare que violent. Ce n’était pas la pluie « sage et heureuse » chantée par Prévert. Brutalement, le ciel s’obscurcissait et des trombes d’eau s’abattaient sur la terre, courant le long des pentes, charriant rocailles et ordures. Tout aussi brusquement, la pluie cessait et le soleil se remettait à darder ses rayons sur un paysage de boue. Sans doute cette brutalité a-t-elle contribué à façonner des caractères où il n’y a pas de place pour la tiédeur, où les sentiments sont aussi tranchants que des couteaux. L’âpre nudité des paysages sculpte les âmes, maintient la menace d’une tragédie, suspendue tel un oiseau de proie au-dessus des têtes. Même la liesse y est douloureuse et la joie s’ourle souvent d’un fin liseré noir.
Il se souvient du cimetière de son village. Il se promet d’aller se recueillir sur les tombes de ses oncles dès le lendemain de son arrivée. En le formulant, il réalise que ce projet est illusoire. Il est impossible de les retrouver. Il y a vingt ans déjà, les tumulus tendaient à se fondre dans les orties et les herbes folles. Enfant, il accompagnait sa mère qui marchait d’un pas sûr dans le paysage tourmenté des tombes enchevêtrées. Il aurait été bien incapable de s’y retrouver tout seul. Du reste, il n’en avait guère envie. Il avait pris en grippe la fréquentation du cimetière, à laquelle l’astreignait son jeune âge ; enfant, il était bien trop turbulent pour être confié à la surveillance de deux sœurs débordées par l’impératif du maintien d’une propreté absolue dans une maison battue par les vents, assaillie par la poussière et les immondices qui peuplent les chemins. Il fallait donc qu’il accompagnât sa mère à chacune de ses sorties. Encore aujourd’hui, il ressent la vieille réticence à l’idée d’une visite à ses morts. Même à supposer qu’il la surmonte, il se heurtera très vite à l’impossibilité de les retrouver ; il y a sans doute beaucoup de nouvelles tombes venues alimenter le désordre du paysage, désordre que recouvre d’un voile malingre et pudique un tapis d’herbes folles où surgissent, telles des vagues immobiles, des pointes de tumulus, parfois même les témoins de marbre insolites que les familles les plus aisées du village concèdent à leurs défunts.