LYALI-Brahim Senouci - page4
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Un souvenir lui revient. Un soir brûlant d’été, il cherche un peu de fraîcheur avec ses compagnons d’adolescence. Désertant les maisons surchauffées, ils s’installent à l’orée du cimetière. Une petite brise bienfaisante les accueille. Le voisinage les entraîne à parler de la mort et des fantômes. Chacun y va de son anecdote, garantissant, la main sur le cœur, sa véracité. Mahmoud, un bravache, soutient que tout cela n’est que stupidités et qu’il n’y a rien à craindre d’un cadavre. On le défie alors de traverser le cimetière sur-le-champ. Un peu pâle, il accepte. La nuit est presque noire. La faible lueur d’un tout petit quartier de lune ajoute presque à l’obscurité ambiante. Elle permet à peine de distinguer au loin la silhouette du mausolée de Sidi-Mouffok, gardien du lieu. Pour être certaine que Mah-
moud accomplira bien la mission à laquelle il s’est engagé, la troupe lui confie un vieux pieu qu’il devra planter devant la porte du mausolée. Il s’en saisit d’une main tremblante et, drapé dans sa longue abaya blanche, il s’enfonce dans la nuit. On le perd de vue. Un sentiment d’angoisse envahit la jeune troupe. Soudain, un cri brise le silence. « Lâchemoi, hurle Mahmoud. Au secours, à moi ! » . Un bruit sinistre d’étoffe déchirée précède une cavalcade éperdue. Mahmoud, en sueur, sa abaya lacérée, s’écroule en larmes devant ses camarades. Le groupe évacue les lieux sans demander son reste. Le lendemain, il se réunit à nouveau. Le soleil est haut dans le ciel et a dissipé l’effroi d’une nuit hostile. Un conseil est tenu aux termes duquel il est décidé d’une inspection du cimetière. Le pieu est bien là, fièrement planté devant la porte du mausolée. Sa base s’auréole d’une bande de tissu blanc. Pressé d’en finir avec le défi qu’i l a eu l’imprudence de relever, Mahmoud avait planté le pieu dans son ample abaya, ce qui avait provoqué sa panique et entravé sa fuite…
Quel contraste entre le cimetière du village et celui du Père Lachaise, aux lourdes allées bien droites, bordées de caveaux nets, propres, apprêtés pour l’éternité ! Comme elles lui semblent lointaines les tombes de son village, agrippées à des pentes abruptes, se confondant chaque jour davantage avec le paysage d’herbes rares et de désordre pierreux, promises à une disparition rapide. Ici, les morts ne se contentent pas de quitter la vie. Ils ne laissent aucune trace dans le paysage ; plutôt, ils contribuent à le façonner en s’y confondant. L’idée qu’il sera enterré lui aussi dans cet endroit, l’idée que ses restes serviront in fine à sculpter la pierraille et à nourrir cette végétation famélique le fait frissonner. Ici, si les morts finissent par déserter le cimetière, c’est pour hanter les rues du village. C’est là que Kaddour s’attend à croiser Mattaoula et Nano, les jumeaux dissemblables, ou l’ombre glacée du petit Hamid. C’est là aussi que se lisent les vieilles histoires du passé, celles de Farida Boucles d’Or, du mouton de Rachid, du fantôme d’un brillant lieutenant mort pour l’amour d’une image. C’est
là que l’éternité déploie sa langueur paresseuse, qu’il n’y a pas d’autre alternative que de se fondre dans le paysage immobile, des heures durant. Il va lui falloir réapprendre, l’espace d’un été, à ne rien faire d’une fortune temporelle dont on il se découvrira dépositaire.
La veille de son départ, il n’a pas trouvé le sommeil. Il craint ce retour. Il redoute la confrontation brutale avec les paysages de son enfance. Il va falloir se confronter aux traits sans doute alourdis de Fatma, sa mère. Que sont devenues Karima et Baddour, les deux sœurs virevoltantes de son adolescence, après un mariage misérable conclu par une répudiation rapide et un retour à la maison familiale ? Qu’est devenue Mama, sa grand-mère ? Il sait qu’elle s’est peu à peu recroquevillée sur elle-même tout en gardant un port de tête altier, reste d’une splendeur évanouie. Dans quel monde va-t-il débarquer ? Sans doute l’antithèse de
l’univers paisible, à l’ennui rassurant, auquel il s’est habitué, dans lequel il a réussi à se couler, en intimant le silence à ses orages intérieurs qui se tiennent cois sous la surface lisse dont les années parisiennes les ont recouverts. Il n’y a plus nulle place dans cet univers pour les tragédies échevelées, pour les haines inexpiables, pour les lourdes amitiés et les affections débordantes.
De plus, il a été prévenu ; prendre l’avion pour l’Algérie pouvait être une rude épreuve. Retards homériques, pagaille…, il faut s’attendre à tout sauf à une escapade paisible.
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